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Divisions féministes : une sororité est-elle possible ?

Par Élise Lambin, rédactrice Feminists in the City

· Débats

Le féminisme est un mouvement pluriel. Si son objectif premier est avant tout l’égalité entre les genres et la déconstruction des stéréotypes qui y sont associés, les prises de positions et les actions pour y parvenir sont multiples et provoquent des débats entre les militant·es. Mais ces divergences d’opinions empêchent-elles pour autant la construction d’une sororité entre tou·te·s ?

Entre universalisme et intersectionnalité 

Au cœur de ces débats, deux visions dominent le féminisme contemporain : l’approche universaliste et celle intersectionnelle.

Les féministes universalistes françaises défendent, avant tout, l’intérêt individuel et collectif des femmes. Simone de Beauvoir ouvre la voie de ce courant de pensée en 1949 avec la publication du Deuxième sexe dans lequel elle défend la possibilité pour les femmes d’accéder à la position d’individu neutre au même titre que les hommes. Le courant évolue dans les années 70 - notamment avec le MLF, Mouvement de Libération des Femmes - et se consolide. Aujourd’hui, les féministes universalistes françaises continuent de percevoir le sexisme comme l’oppression la plus importante et font de la laïcité une nécessité pour mener à bien leur combat.

Se détournant de cette vision, l’approche intersectionnelle, théorisée par la juriste américaine Kimberlé Williams Crenshaw en 1989, revendique l’importance de penser les intérêts des femmes ensemble, sans hiérarchisation, et en prenant en considération l'intersection des dominations. Crenshaw en donne sa définition dans un article du Washington Post :

“L’intersectionnalité étant alors ma tentative de faire en sorte que le féminisme, la lutte antiraciste et la législation contre les discriminations fassent ce dont je les pensais responsables : mettre en lumière les différents biais par lesquels les individus souffrent des oppressions racistes et sexistes, afin de faciliter la discussion et la compréhension de ces problèmes”

Ce courant de pensée est donc, à l’origine, un moyen de montrer comment le racisme et le sexisme s’imbriquent l’un dans l’autre. Aujourd’hui, il englobe toutes les formes d’oppressions qui peuvent s’entrecroiser : le sexisme, le racisme, le classicisme, l’homophobie, la transphobie ou encore le validisme.

Ces deux manières de penser le féminisme forment un clivage au sein du mouvement et fragilisent son unité sorore.

Le port du voile 

Parmi les sujets qui divisent, le port du voile est sûrement celui qui a fait couler le plus d’encre en France, en particulier le port du hijab, le foulard porté par les femmes musulmanes.

En 2019, Libération publie une tribune intitulée « pour un 8 mars féministe universaliste ! », dans laquelle les signataires - comptant Yvette Roudy ou encore Elisabeth Badinter - s’opposent catégoriquement au port du voile avec la question suivante : « comment accepter que le voilement des fillettes, qui les conditionne à une vision hiérarchisée des sexes, se répande en France et dans le monde ? ». 

Pour ces militantes universalistes, le voile est une injonction sexiste de la religion musulmane. Pour d’autres, comme la journaliste Rokhaya Diallo, c’est interdire aux femmes d’en porter qui est sexiste. Elle explique dans un article pour Slate, qu’elle définit sa position comme “pro choix” car elle “milite pour que chaque femme puisse disposer librement de son corps”.

Un débat qui apparaît pour la première fois sur le devant de la scène médiatique en 1989 avec l’affaire de Creil. À l’époque, trois collégiennes s'étaient faites renvoyées pour avoir refusé d'ôter leurs hijabs. Du burkini, en passant par le hijab de sport de décathlon, au foulard de la jeune Mennel participant à The Voice… la question du voile ne cesse de faire polémique dans les médias français et par la même occasion dans les mouvements féministes.

En 2019, la philosophe Renée Fregosi déclare dans Le Figaro que défendre le port du voile musulman est “incompatible avec la lutte féministe”. Pourtant, en 2017, la sociologue Malika Hamidi, portant elle-même le hijab, publie un féminisme musulman, et pourquoi pas ?. Un ouvrage dans lequel elle rapproche ce que certains considèrent comme un oxymore et présente le foulard comme un facteur d’individualisation religieuse et d’émancipation féminine.

Pour mieux comprendre ce débat et inscrire les femmes musulmanes dans le combat féministe, Feminists in the City organise régulièrement une Masterclass sur le féminisme face au voile en France - (note: la masterclass aborde un point de vue dit "pro-choix" et intersectionnelle du débat).

Les femmes transgenres dans les luttes féministes 

La question de l’appartenance des femmes transgenres dans les combats féministes créé également des tensions entre les militantes. Pour certaines, appelées par les militantes trans les TERF (trans-exclusionary radical feminists), la réponse est claire : cette lutte n’est pas la leur.

Marguerite Stern, à l’initiative du mouvement de collages contre les féminicides, s'est positionnée plus d’une fois, sur Twitter, contre la place des femmes transgenres dans le mouvement. Elle donne comme raison que celles-ci « prennent de plus en plus de place dans le féminisme et cristallisent même toute l’attention ». Elle ajoute : « j’interprète ça comme une nouvelle tentative masculine pour empêcher les femmes de s’exprimer ». Pour elle, et les autres "TERF", c’est le sexe biologique qui justifie la place d’une femme dans le féminisme.

Pour les transféministes, cette conception même de l’identité de genre est contraire au féminisme. Elles s’appuient sur le travail de Judith Butler, qui en 1990 publie Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité. Dans cet ouvrage, Butler cherche à dépasser les écrits féministes fondés uniquement sur l’identité féminine. Pour elle, la catégorie « femme » est complexe et son universalité doit être remise en cause. Elle ne veut plus parler de « nous les femmes » et propose un nouvel agenda féministe qui critique les fondements de l’identité et du genre. Elle ouvre alors les portes à un féminisme queer et intersectionnel, que Feminists in the City développe plus en détail dans cet article, et dans lequel les femmes transgenres et toutes les minorités de genre ont bien leur place.

La prostitution 

Remontant au XIXe siècle, la question de la légalisation de la prostitution ne cesse de diviser les mouvements féministes. Plusieurs courants de pensée sont nés de cette question, notamment l’abolitionnisme. En France, Louise Michel (1830-1905) - femme de lettres, militante anarchiste et féministe - incarne cette position féministe au XIXe siècle. Elle soutient les prostituées et dénonce les conditions barbares dans lesquelles celles-ci doivent exercer leurs activités. Elle écrit dans ses mémoires (1886) qu’il y a

 « entre les propriétaires des maisons de prostitution échange de femme, comme il y a échange de chevaux ou de bœufs entre agriculteurs ; ce sont des troupeaux, le bétail humain est ce qui rapporte le plus ». Pour elle et les autres abolitionnistes contemporaines, la prostitution est la preuve de la mainmise des hommes sur le corps des femmes. C'est un phénomène à éradiquer. 

Aujourd’hui, de nombreuses féministes se positionnent pour une dépénalisation de la prostitution permettant aux personnes qui s'identifient comme travailleuses du sexe de bénéficier de plus de droits. Elles se heurtent aux féministes abolitionnistes pour qui l’idée d’une sexualité féminine vendable est contraire au mouvement qui vise à déconstruire l’image d’une femme-objet.

Dans King Kong théorie (2006) Virginie Despentes - figure majeure du mouvement dit "pro-sexe" - s’exprime sur son expérience en tant que prostituée et du sentiment d’empowerment que cela lui a procuré. En réaction aux remarques qu’elle a pu entendre envers cette profession, elle écrit : « c’est le contrôle exercé sur nous qui est violent, cette faculté de décider à notre place de ce qui est digne et ce qui ne l’est pas ».

Elle rejoint dans ce sens Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet, à l’origine de la pétition « ni coupables, ni victimes » publiée dans le monde en 2003, qui s’oppose « à ceux qui prétendent dire aux femmes ce qu’elles doivent faire de leur propre corps et de leur sexualité ». Dans cette pétition, elle dénonce l’image des prostituées comme « êtres égarés » et pointe du doigt les féministes qui dévalorisent la parole des concernées. En réponse, les abolitionnistes affirment que la prostitution n’est pas un choix mais une nécessité pour des femmes n’ayant pas d’autres moyens de gagner leur vie qu’en vendant leurs services sexuels.

Quelle place pour la sororité ? 

Tous ces sujets qui font débat au sein du féminisme peuvent rendre difficile une sororité entre toutes les militantes. Toutefois, chez Feminists in the City, nous pensons qu’il est possible de mettre nos différends de côté afin de nous concentrer sur ce qui nous rassemble: la lutte contre le système patriarcal et la dévalorisation constante des femmes dans l'espace public et privé. 

La preuve en est : notre marraine Feminists in the City, Claudine Monteil - historienne, ancienne du MLF et proche de Simone de Beauvoir - penche vers une vision universaliste du féminisme, tandis que les deux fondatrices, Julie Marangé et Cécile Fara, partagent une approche intersectionnelle. Cette divergence ne les a pas empêchées de nouer une véritable solidarité intergénérationnelle et c’est ensemble qu’elles œuvrent à sensibiliser au féminisme et à ses enjeux !  

Sources, références et inspirations : 

Universalisme/intersectionnalité

  • Simone de Beauvoir, Le deuxiéme sexe, 1949.
  • Kimberlé W. Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », cahier du genre, 2005.
  • Podcast Kiffe ta race, “féminismes pour toutes”, épisode 16, 2019.

Le port du voile

  • Tribune “pour un 8 mars féministe universaliste !”, Libération, 2019.
  • Rokhaya Diallo, “le voile n’est pas incompatible avec le féminisme”, Slate, 2018.
  • Renée Fregosi, “Il y a trente ans, l’affaire des foulards de Creil fut le début de l’offensive en France”, Le Figaro, 2019.
  • Camille Bichler,“30 ans de l’affaire du foulard de Creil”, France Culture, 2019.
  • Malika Hamidi, Un féminisme musulman, et pourquoi pas, 2017.

Femmes transgenres

  • Service Checknews, “Quel est le point de départ de la polémique sur la place des trans dans le féminisme ?”, Libération, 2020.
  • Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, 1990.

La prostitution

  • King Kong théorie, Virginie Despentes

“Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer, par Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet”, Le Monde, 2003.