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Quelle place pour les femmes dans l'histoire?

par Cécile Fara, co-fondatrice de Feminists in the City

· Histoire

Où sont les femmes dans l’histoire ? C’est la question que s’est posée Muriel Salle, historienne et universitaire, spécialiste de l’histoire des femmes, lors d’une conférence en ligne pour le club Femmes Ici & Ailleurs.

C’est une question passionnante, à la source de la démarche de visites guidées féministes proposée par Feminists in the City. Les femmes ont fait partie de l’Histoire, c’est un fait, mais elles ont été effacées de celle qu’on nous apprend dans le cadre scolaire. Et pour cause, 95% des documents historiques ont pour sujet, un ou des hommes, sont écrits par des hommes, ou bien les deux à la fois. Cette inégalité tranchante se retrouve ainsi dans les manuels scolaires.

Quels mécanismes sont à l’œuvre pour effacer les femmes de l’histoire ?

D’abord, comme nous l’explique Muriel Salle : « pour faire de l’histoire, il faut des traces, et le problème des femmes est qu’elles sont absentes des archives ». En effet, les femmes, longtemps privées de l’enseignement de l’écriture et de la lecture, réservé aux hommes, n’ont, pour la plupart, pas la connaissance de l’écriture. Elles sont ainsi cantonnées à la parole, qui n’est par nature pas aussi pérenne que l’écriture.

Quand les femmes commencent à écrire, leurs écrits relèvent majoritairement de la sphère privée. Il s’agit de correspondances, de journaux intimes, souvent détruits par les familles à la mort de leurs autrices. La Marquise de Sévigné, considérée comme l'une des plus grandes épistolières de l’Histoire, n’aurait sûrement pas connu la gloire si ses correspondant·e·s, en particulier sa fille, la Marquise de Grignan, n’avaient pas conservé ses lettres, et si ses descendant·e·s ne les avaient pas fait publier à titre posthume. Témoignages de la société de leur temps, ces lettres sont un trésor à la fois historique et littéraire. Ainsi, pour écrire et faire de l’histoire, il faut laisser de l’archive, et souvent il ne reste pas d’archives sur les femmes.

Aussi, ces écrits intimes ont longtemps été considérés comme secondaires par les historiens, pour plusieurs raisons. D’abord, comme l’explique Muriel Salle, ceux-ci se sont plutôt focalisés sur la sphère publique et politique, s’intéressant aux conflits, aux faits et gestes des puissants, aux négociations commerciales - tout autant de situations desquelles les femmes sont exclues. Muriel Salle décrit ainsi ce phénomène : « on s’intéresse à une partie de la pièce de théâtre, où les femmes ne jouent pas de rôle, ou un rôle secondaire ».

De plus, il est important de souligner que la nature des actrices/acteurs change la nature des discours historiques : l’absence de femmes historiennes a largement contribué à l’invisibilisation des femmes dans l’Histoire. C’est elles, en accédant aux études et à la recherche en histoire, qui ont contribué à l’écriture de l’histoire des femmes.

L’une des pionnières de l’histoire des femmes est l’historienne Michelle Perrot. En 1973, elle débute, à l’université Paris VII, un cours intitulé : « Les femmes ont-elles une histoire ? » Question radicalement novatrice à l’époque, elle signe le début d’une longue série de recherches menées par Michelle Perrot, qui se demande alors : « qu’est-ce-que je peux dire, en tant qu’historienne, sur les femmes ?» 1. Cet engagement culminera avec l’Histoire des femmes en Occident, ouvrage en cinq tomes publié entre 1991 et 1992, fruit du travail de dizaines d’historien·ne·s, qui retrace cette histoire effacée de l’Antiquité au XXème siècle.

Une autre historienne s’étant spécialisée sur le sujet est Eliane Viennot. Professeuse émérite de littérature, elle s’intéresse notamment aux relations de pouvoir entre les sexes et à la manière dont ils sont considérés par l’historiographie. Elle s'est en effet exprimée à nos côtés (Feminists in the City) lors de la table-ronde « Simone de Beauvoir & féminisme » en janvier 2020. Son ouvrage La France, les femmes et le pouvoir, en trois tomes, nous permet d’appréhender les dynamiques actuelles de l’inégalité entre les genres dans l’Hexagone à l’aune de son histoire.

Mais pourquoi raconter l’Histoire des femmes ?

« Il y a l’idée que faire l’histoire des femmes, c’est contribuer à sortir les femmes des silences de leur histoire et, du même coup, leur donner les instruments intellectuels pour penser leur domination » - Michelle Perrot, 20182

Comme l’a dit Michelle Perrot, en 2018, lors d’une interview dans Libération : « Il y a l’idée que faire l’histoire des femmes, c’est contribuer à sortir les femmes des silences de leur histoire et, du même coup, leur donner les instruments intellectuels pour penser leur domination"3. Dans les années 70, au cœur des mouvements féministes, cet engagement à raconter l’histoire des femmes n’était pas anodin. D’ailleurs, l’hymne du Mouvement de Libération des Femmes, le MLF, dont faisaient partie Simone de Beauvoir et Claudine Monteil, la marraine de Feminists in the City, débute ainsi : « Nous qui sommes sans passé, les femmes, Nous qui n’avons pas d’histoire ». Ainsi, l’enjeu politique de l’histoire des femmes est particulièrement fort : il érige les femmes au statut de citoyennes à part entière.

Comme le dit bien Muriel Salle, les femmes n’ont pas leur place dans les récits, alors qu’elles sont partout dans les faits. Dès lors, raconter l’histoire des femmes autant que l’histoire des hommes est une question de vérité. Les femmes sont, de la même manière que les hommes, des actrices de l’histoire : ne pas les raconter s’apparente à raconter une histoire tronquée. Il s’agit ainsi d’une question de justice : les femmes étaient présentes, elles ont agi, ont pris des risques, et il est donc nécessaire que leur engagement soit mis en lumière et connu des générations futures.

Force est de constater l’importance des rôles modèles. En effet, si 95% du contenu des programmes d’histoire est consacré à l’histoire des hommes, quelles inspirations peuvent-ils fournir aux jeunes filles qui les étudient ? Quel rôle peuvent-elles imaginer jouer dans le futur si elles n’ont personne à qui s’identifier? Lors de ses visites féministes, Feminists in the City a à cœur de mettre en lumière les exploits illustres et quotidiens des femmes historiques et contemporaines.

Alors, comment raconter l’histoire des femmes ?

Muriel Salle le dit clairement : il ne suffit pas de raconter l’histoire de quelques femmes, il faut raconter celle de toutes les femmes. Selon elle, les rôles modèles sont cruciaux, mais ils ne doivent pas occulter le collectif. Pour soutenir son propos, elle prend l’exemple de la Révolution française. A quelles femmes pense-t-on spontanément lorsqu’on évoque ce moment historique ? Marie-Antoinette sûrement, ou encore Olympe de Gouges, que nous mettons à l'honneur dans notre visite féministe de Lyon. Sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, texte résolument féministe datant de 1791, a révélé le fossé que la Révolution française creuse entre les femmes et les hommes. Sous couvert d’universalisme, la Révolution française refuse la citoyenneté à la moitié de la population. Comme l’écrit fameusement Olympe de Gouges : « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune », ce à quoi la majorité des révolutionnaires s’oppose farouchement.

Olympes de Gouges

Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges - 1771

Derrière ces figures de proue, nombreuses sont celles qui se sont illustrées pendant ces années décisives, comme Charlotte Corday, Manon Rolland, ou encore Etta Palm d'Aelders, dont nous parlons lors de la visite les femmes révoltées de Paris, mais dont les actions ont été plus ou moins effacées des récits historiques. Et encore derrière elles, il y a des centaines de femmes anonymes qui ont joué un rôle lors de ces événements, mais qui ont été décrédibilisées, invisibilisées par l’histoire, reléguées au rang de « tricoteuses », de spectatrices passives de l’Histoire.

En dehors de ces figures individuelles, les collectifs de femmes ont été activement démembrés, placés au second plan. Comme l’explique Muriel Salle, si l’on se souvient de la Marche des femmes, événement clé de la Révolution française, on en parle peu, et mal. Le 5 octobre 1789, des centaines de femmes quittent Paris pour Versailles. Il s’agit de la seule manifestation exclusivement féminine de la Révolution française. Officiellement, les femmes partent chercher le boulanger, la boulangère et le petit mitron : on les présente ainsi comme des nourricières, qui cherchent à apaiser la faim dont souffre leur famille. En faisant cela, on nie leur militantisme, le caractère inéluctablement politique de leur démarche, et on les replace au rang de mères et d’épouses. Réécrire cet événement politique du point de vue de ses protagonistes est donc absolument fondamental.

Raconter l’Histoire des femmes est un travail long, difficile, mais nécessaire : pas seulement d’un point de vue féministe, mais également historiquement parlant. Il permet d’établir un nouvel équilibre, en redonnant une place aux femmes dans le récit historique, tout en ayant une portée symbolique forte pour la société contemporaine. On connaît l’efficacité des rôles modèles : mettons donc en lumière toutes ces femmes incroyables que l’Histoire a vues naître et grandir, donnons-leur une voix et perpétuons leur héritage à travers les siècles !

Sources :

1. Delage, Christian et Plumauzille, Clyde (10 octobre 2018) "Michelle Perrot : «Faire l’histoire des femmes, c’est contribuer à sortir les femmes des silences de leur histoire»", Libération (lien)

2/3. Ibid.