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Géographie des sexualités à Paris

Par Léonor Guénon - Feminists in the City

· Débats

Si je vous dis « géographie », qu’est-ce qui vous vient en tête ? Probablement un planisphère ? Une de ces cartes vertes et jaunes qui illustrent les reliefs de notre planète ? Ou encore une carte remplies de points plus ou moins gros et d’une multitude de flèches pour indiquer les densités de populations et les flux migratoires ? En tout cas, la première chose qui vous traverse l’esprit, ce n’est probablement pas le sexe.

Et pourtant, dans les années 1970 aux Etats-Unis, les premiers travaux sur une géographie des sexualités émerge. De quoi s’agit-il ? C’est assez simple en fait. Il est tout simplement question de s’intéresser aux rapports entre les espaces que nous habitons et les désirs sexuels humains. Et c’est précisément cela que nous allons essayer de faire avec le cas de Paris.

Avant de commencer, une précision s’impose. La sexualité humaine est un domaine immensément large. Le magasine Têtu a publié, en mai 2017, un article listant pas moins de 16 orientations sexuelles et inclinaisons amoureuses. (Et seules quatre d’entre elles apparaissent dans le dictionnaire !) Nous n’aurons malheureusement ni le temps ni les ressources nécessaires (puisque les données sont pratiquement inexistantes) pour les traiter toutes. Il va donc falloir nous concentrer sur la binarité classique entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, mais vous verrez plus bas que ce duo est inévitablement appelé à être dépassé.

Allez c’est parti, on se lance.

Paris, une capitale mondiale de la communauté LGBTQI+

Quand on pense à l’espace de la sexualité, on a plutôt tendance à se référer aux espaces privés et intérieurs comme une chambre ou un hôtel. Pourtant, l’espace public est en réalité bien plus largement concerné. La première chose essentielle à savoir quand on parle de géographie des sexualités, c’est que l’écrasante majorité des espaces publics est construite et vécue en suivant un modèle hétéronormé, c’est-à-dire sur une prédominance des représentations hétérosexuelles dans la société. Le philosophe et sociologue français Didier Eribon explique très bien cela : « L’hétérosexualité est l’une des caractéristiques majeures, fondatrices même, de ce qu’on peut désigner comme l’espace public : elle y est affichée, rappelée, manifestée à chaque instant, dans chaque geste, dans chaque conversation. »

Alors évidemment, pour les hétérosexuel·le·s, on peut vivre toute sa vie à Paris sans s’en rendre compte. Et pourtant, l’hétéronormativité est omniprésente. La prochaine fois que vous sortez, prêtez-y attention, je vous promets que ça saute aux yeux. Vous remarquerez par exemple que les gens qui s’embrassent ou se tiennent la main dans la rue ou les transports en commun sont des couples hétéros, que les vitrines de magasins ne s’adressent qu’à eux (surtout à la Saint-Valentin !), et qu’il en va de même pour les publicités ou les affiches de cinéma. (Sur 1690 films sortis en France en 2016, seules 4 affiches représentaient des personnages homosexuels.)

Bien sûr, il y a un espace parisien qui semble échapper à cette règle, le Marais. Ce n’est pas un hasard. Historiquement, la ville a toujours été un refuge pour la communauté LGBTQI+ (c’était déjà le cas en Grèce antique). Il est facile de comprendre pourquoi : la ville permet l’anonymat, l’invisibilité, mais aussi beaucoup plus de possibilités de rencontres amoureuses, sexuelles ou sociales, et une relative sécurité. C’est un mélange a priori parfait entre l’anonymat pour l’individu et la visibilité pour la communauté. Les géographes et sociologues on nommé ce phénomène « le droit à la ville ». Paris n’est d’ailleurs pas une exception, on retrouve la même chose dans le Greenwhich Village de New York, la Chueca à Madrid, Le Village à Montréal, etc.
Cela dit, Paris est la ville européenne dans laquelle on compte le plus d’établissements LGBT (140 en 2005), devant Berlin et juste derrière New York (première mondiale). L’attractivité de Paris pour la communauté LGBTQI+ n’est pas récente puisque dès le XIXe siècle, la capitale française était considérée comme une ville centrale pour le lesbianisme.

Mais pourquoi le Marais ? Les facteurs sont multiples : la centralité géographique, l’excellente accessibilité, et surtout le fait qu’à l’époque où les premiers établissements LGBTQI+ se sont installés là (l’aîné étant Le Village en 1978), le quartier était très bon marché, notamment à cause de la vétusté des bâtiments. C’est l’investissement de ce quartier par la communauté LGBTQI+ qui a été le premier facteur de sa gentrification. Attention cependant à ne pas confondre ce quartier de vie de la communauté homosexuelle avec avec son lieu résidentiel. Dans les faits, il existe très peu de données qui permettraient de définir un centre résidentiel LGBT.

Mais où se trouve la territorialité lesbienne ?

La géographie des sexualités ne peut pas se contenter d’une simple division entre hétérosexuel·les et homosexuel·les. Cette binarité n’est pas suffisante, et elle est dépassée par une seconde : la différenciation entre gays et lesbiennes.

Si le Marais est reconnu comme un centre mondial de la communauté LGBTQI+, en réalité les choses sont à nuancer. En effet, seuls 3% de ses établissements commerciaux sont destinés aux lesbiennes, les autres visant une clientèle exclusivement gay. Non contents d’être majoritairement masculins, les établissements du Marais s’organisent essentiellement autour de l’échange commercial : des bars, des boîtes de nuit, des boutiques de mode, etc. Certain.es géographes en sont donc venu.es à définir ce quartier comme un ghetto commercial qui, s’il est certes ouvert aux touristes et aux animations culturelles, n’en reste pas moins conçu pour une population masculine plutôt bourgeoise et fortunée.

Les lesbiennes sont alors victimes d’une double discrimination spatiale due à leur genre et à leur sexualité. Yolanda Retter, militante et chercheuse lesbienne américaine, formule ainsi ce constat : « Les territorialité urbaines des populations homosexuelles sont clairement définies comme des constructions à dominante masculine et concluent à l’invisibilité territoriale relative des lesbiennes ».

Alors qu’au XIXe siècle elle était largement prédominante en comparaison aux espaces gays, la communauté lesbienne a donc du développer de nouvelles stratégies spatiales à partir des années 1970. Aujourd’hui, elle s’organise principalement autour de deux types de territorialités. D’une part, les lieux lesbiens mainstream et visibles. Il s’agit des quelques bars lesbiens qui, même s’ils semblent se perdre dans un océan d’établissements gays, existent quand même à Paris (on en compte 9 aujourd’hui). Ce sont des lieux qui répondent généralement à une triple attente : un lieu de sortie et de fête, un lieu d’entre-soi recherché (même si aucun bar lesbien n’applique la non-mixité), et un lieu de visibilité dans la société patriarcale et hétérosexuelle. D’autre part, la communauté lesbienne a développé une stratégie alternative de lieux invisibles : ce sont de nouveaux espaces dans la ville qui ont émergé dans les années 2000 et qui se sont construits grâce à des réseaux informels. Il s’agit des soirées itinérantes. Ces soirées reposent sur le principe d’une diffusion par les réseaux sociaux et sur un système de marrainage. Elles investissent généralement des lieux symboliques comme les bains-douche du 4e, le Qin Elysée du 8e ou encore le Social Club du 19e. En tout cas, elles évitent soigneusement le centre parisien.

Les stratégies spatiales de la communauté lesbienne se sont donc construites ces dernières décennies par rapport aux territoires homosexuels du Marais. Elles balancent entre une cohabitation partielle (les bars lesbiens du Marais se trouvent majoritairement aux périphéries du quartier, une sorte de « proche mais pas trop »), et un évitement absolu avec les soirées itinérantes qui cherchent à fuir un milieu perçu comme trop masculin.

La naissance des géographie queer et transsexuelle

La géographie des sexualités a beau être domaine tout jeune, elle est constamment chamboulée par de nouvelles avancées. Pour finir cet article, voici un petit aperçu des dernières évolutions théoriques.

C’est dans les années 1990 aux Etats-Unis que la géographie se voit transpercée d’un nouveau souffle de réflexion porté par les géographes féministes : une géographie queer et transsexuelle. Ce mouvement appelle à un dépassement de la binarité homme/femme, et donc de celle gays/lesbiens. Les genres deviennent perçus comme fluides, ce qui change radicalement la conception classique du rapport à l’espace. C’est une vraie révolution !

Ce courant de pensée a mis énormément de temps à traverser l’Atlantique pour arriver jusqu’à chez nous. Ce n’est que depuis quelques années que les géographes et sociologues français s’intéressent à la question.
La deuxième révolution a été l’arrivée et le développement fulgurant d’internet et des réseaux sociaux. On assiste donc à la naissance d’un tout nouvel espace, que les communautés queer et transsexuelles s’approprient pour pallier à l’absence de territoires physiques dans la ville.

En ce mois des fiertés, on ne peut que se réjouir que la géographie des sexualités commence enfin à rattraper son retard, et attendre avec impatience les prochaines avancées!