Les lesbiennes dans l’espace public, un vécu en filigrane de la ville.
L’espace public en ville est fait par ceux qui le pensent. Aujourd’hui, la composition genrée des corps d’architectes, d’urbanistes, d’ingénieurs et de techniciens induit donc une ville globalement faite pour un usager hétérosexuel cisgenre, de classe moyenne, véhiculé, avec les habitus en découlant.
L’espace public urbain est donc de facto excluant par sa fabrique. En omettant la prise en compte des publics et usagers autres que le “modèle standard” évoqué ci dessus, il les relègue à vivre la ville en filigrane de cette dernière.
Aimer sa partenaire, afficher en toute sécurité son orientation sexuelle et son identité de genre, accéder facilement aux contraceptifs, doit être un droit accessible à tout·e·s.
La réalité est cependant différente.
Les 250 femmes interrogées dans le rapport d’étude-action Womenability ”Solutions pour des villes plus inclusives”, le montrent:
52% des femmes interrogées ne se sentent pas libres d'exprimer leur orientation sexuelle non-hétérosexuelle dans l’espace public (ou ne pensent pas que d'autres femmes pourraient le faire).
Si 88% des femmes interrogées disent pouvoir se tenir la main dans l'espace public, seulement 59% des femmes interrogées se sentent libres d’embrasser librement leur partenaire dans l'espace public.
Pourquoi de tels ressentis ?
L’espace public en ville est non seulement un espace d’usage mais aussi un espace de représentation, en bien comme en mal. De par ses usages et son anonymat relatif, il favorise la construction de soi et l’émancipation. De par son pouvoir de réflection des représentations sociales communes sur le genre et la sexualité, il peut aussi se révéler être un panopticon normatif.
Ce double facteur se retrouve dans le phénomène d’invisibilisation des lesbiennes : qui combine le facteur du genre et de l’orientation sexuelle, auquel se rajoute, en France comme ailleurs, le manque flagrant de représentations dans l’espace comme dans les médias.
On voit peu de représentation de femmes dans la ville en dehors de représentations publicitaires relayant des stéréotypes de genre: en France, 3% noms de rues seulement sont nommées d’après des femmes. On voit d’autant moins des femmes lesbiennes.
Chercher des représentations en ligne s’avère risqué: sur le web, taper « lesbienne » dans un moteur de recherche renvoie de manière quasi systématique à des contenus pornographiques destinés à une consommation masculine. Une situation que l’Initiative SEO lesbienne menée par sa fondatrice Fanchon en partenariat avec Lesbian who Tech, cherche à renverser.
Quels espaces dans la ville pour les lesbiennes ?
Prenons l’exemple des travaux de représentation visuelle de « La ville négociée, les homosexuell·e·s dans l’espace public parisien » de Nadine Cattan et Stéphanie Leroy, 2010.
Le travail de cartographie sensible effectué dans ce rapport porte sur les présences LGBTQ+ dans Paris. Il révèle un équilibre délicat entre sécurité et légitimité, qui pour les lesbiennes interrogées, correspond à un espace en rétrécissement : ainsi la nuit, pour les lesbiennes interrogées dans ce rapport, les espaces “safe” parisiens correspondent aux rues les + fréquentées du Marais.
Cette situation peut donc entraîner une crise de légitimité, un sentiment insécurité, auquel contribue le manque de visibilité de modèles inspirants et de “safe spaces.”
Dès lors, comment pour les lesbiennes, exister dans l’espace-temps urbain?
De façon générale, l’approche genrée de l’espace public est abordé en premier lieu via le prisme de l’insécurité.
Cependant, s’arrêter à ce prisme masque la complexité des usages et représentations urbaines.
Les possibilités d’actions genrées dans l’espace public sont bien plus englobantes et vont d’action portant sur la mobilité et les 5 sens, aux activités proposées dans la ville et à la déconstruction des stéréotypes de genre. L’approche genrée de l’espace public doit également être approprié par tous les acteurs de la ville, des pouvoirs publics aux ONG et aux particuliers.
Cette approche multiscalaire est à la base d’une construction d’espaces publics plus “safe” car plus inclusifs et bienveillants.
Je vous propose donc ci-dessous quelques éléments de réflexions sur 3 domaines complémentaires: la politique publique “pure” - tout ce qui relève des pouvoirs publics et du droit -, les solutions d’urbanisme, agissant sur l’espace public et la dé-construction des stéréotypes de genre, qui impacte le ressenti de l’espace urbain.
Retrouver le droit à la ville, en s’inscrivant dans son espace-temps de façon durable.
Les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer dans la construction de villes plus inclusives pour les minorités LGBTQI+.
- Au delà du soutien financier aux associations LGBTQI+, les collectivités publiques peuvent ainsi s’engager pour la communauté LGBTQI+ dans le cadre de prise de positions publiques comme Paris avec la remise annuelle du “Prix international de la Ville de Paris pour les droits des personnes LGBTQI+” .
- La prise d’engagement législative est également essentielle: ainsi, la Mayors Against LGBTQ Discrimination Coalition réunit 336 membres de 48 États des Etats-Unis autour d’un engagement pour la protection législative des personnes LGBTQI+.
Cependant, une mesure complémentaire vitale repose sur la sensibilisation en interne des fonctionnaires des pouvoirs publics aux questions de genre.
- Cela peut passer par les outils de sensibilisation du “gender-budgeting” et du gender-mainstreaming”, mais également par des formations dédiées, comme en Norvège : où le Pink Competency Project établit des formations à l’échelle locale pour les professionnel·le·s de santé pour apporter des soins non- discriminants aux personnes LGBTQ.
- De même à Mexico où le Conseil en charge de prévenir et d’éliminer la discrimination de la ville de Mexico (COPRED) a mis en place des formations sur le genre et la diversité sexuelle auprès des fonctionnaires de police, du secteur judiciaire, du secteur pénitentiaire et des services de santé.
Être face à des agents du service public non-discriminants est essentiel pour faire de la ville un espace safe et inclusif.
Une ville plus inclusive passe également par la création de lieux et d’espaces dédiés aux personnes LBTQI+
L’aménagement urbain est un levier d’action qui peut permettre aux mairies de symboliser leur engagement pour l’inclusion des personnes LGBTQI+ en ancrant matériellement leur présence dans la ville.
Par ailleurs, différentes capitales européennes, telles que Paris, Vienne, Madrid ou Londres, ont modifié des feux de signalisation pour piétons. Ils représentent des couples homosexuels comme hétérosexuels, ou bien montrent des logos inclusifs tels que le symbole transgenre.
- Ainsi à San Francisco , où la mairie de la ville a nommé une rue en l’honneur d’une activiste et performeuse trans, Vicki Marlane.
- Ce travail sur les noms de rues et la visibilité de la communauté LGBT+ en découlant se retrouve également dans les actions du collectif Nous toutes.
- Le travail de mémoire sur la communauté LGBTQ+ se retrouve également à Bologne, où le centre LGBTQI+ du Cassero fonde en 1983 une bibliothèque sur le patrimoine culturel du mouvement LGBTQI+ italien.
- Autre pratique, l’identification visuelle des lieux considérés comme sûrs pour la communauté LGBTQ, via des autocollants placés devant les bars et restaurants qui accueillent les personnes de la communauté LGBTQ.
Cependant, se limiter à des lieux dédiés ne résout pas la question d’un droit à la ville inclusif: il faut pour cela travailler également sur la déconstruction des stéréotypes de genre. Cela passe par un travail de formation et d’éducation, le plus tôt le mieux, par exemple via l’introduction de contenus sur les diversités sexuelles et de genre dans les programmmes scolaires.
- C’est le cas du Programme éducatif inclusif SOGI 123 en Colombie-Britannique, ou du “Saathiya Resources Kit” en Inde.
Les événements inclusifs sont également clefs pour contribuer à la visibilité de la communauté LGBTQ+, comme la Pride mais aussi les festivals de films LGBTQ+.
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L’espace public est fait par celles et ceux qui le vivent.
L’invisibilisation des lesbiennes dans l’espace public est structurellement liée à la construction excluante de la ville. L’approche genrée de la ville agit pour une prise en compte inclusive des femmes dans ce processus de construction: mais pour être efficace à long terme, cette approche genrée doit également intégrer les questions de minorités sexuelles et d’intersectionnalité, via par exemple les solutions évoquées ci-dessus.
Enfin, l’invisibilisation des lesbiennes dans l’espace public ne saurait évoluer sans reconquête du droit à la ville de cette communauté: si les pouvoirs publics ont un rôle primordial à jouer, il s’agit aussi de maintenir individuellement, dans la limite de ce que chacune peut et veut faire, des revendications pour plus de visibilité, plus de lieux dédiés, plus de sécurité, plus de représentations. C’est un cheminement long, difficile mais nécessaire.
Comme dirait une bonne amie à moi, “Insister, c’est exister”.
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Définitions:
Gender-mainstreaming: “La (ré)organisation, l’amélioration, l’évolution et l’évaluation des processus de prise de décision, aux fins d’incorporer la perspective de l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines et à tous les niveaux, par les acteurs généralement impliqués dans la mise en place des politiques “.
Gender-budgeting: “Le gender budgeting est donc une analyse sous l’angle du genre de toutes les formes de dépenses et de recettes publiques.
Source : IEHF, Groupe de spécialistes pour une approche intégrée de l’égalité (EG-S-MS) du Conseil de l’Europe
Sources :
Rapport Womenability “Solution for gender-fair cities”
Rapport Science Po « L’inclusion des personnes LGBTQI+ dans la ville : comment promouvoir le vivre ensemble à l’échelle locale ?
AIMF (réseau mondial des élus locaux francophones. études de cas sur Beyrouth, Ouagadougou, Phnom Penh et Mexico)